Après 5 mois de travail d’auditions et d’enquêtes, la commission sénatoriale chargée d’analyser la question de la pénurie de médicaments vient de rendre public son rapport en date du 6 juillet dernier.
Il est indéniable que la question de la pénurie de médicaments constitue un sujet majeur depuis trop longtemps pour les consommateurs qui ne voient pas d’amélioration sur cette question, bien au contraire.
Doliprane, Augmentin, amoxicilline,… antibiotiques, anticancéreux… la pénurie touche de nombreux médicaments
La commission d’enquête a questionné Jean-Paul Tillement, membre de l’Académie Nationale de Médecine, au sujet de ces pénuries de médicaments et ce dernier distingue 3 sortes de médicaments en pénurie :
– les produits d’utilisation courante : paracétamol, xylocaïne , un antibiotique : amoxicilline, un anti-cancéreux 5-fluorouracile et, plus important encore, toute la classe des glucocorticoïdes, qui dépend d’un seul fabricant pour le monde entier ;
– les formes pharmaceutiques, à savoir le médicament proprement dit. Il s’agit, pour une grande partie, de préparations injectables, utilisées principalement à l’hôpital dans les services d’urgence : les médicaments injectables représentent 60 % des ruptures d’approvisionnement à l’hôpital… ;
– les médicaments ciblés vers une population particulière. Il s’agit des médicaments pédiatriques : le marché est trop petit, on dit que les Français ne font plus d’enfants et gériatriques, car les posologies sont différentes de celles de l’adulte jeune.
Plus de 3 000 médicaments en situation de pénurie
« Plus de 3 000 médicaments sont en situation de pénurie », alerte la présidente de la commission sénatoriale d’enquête sur la pénurie de médicaments.
Le rapport souligne que l’on est ainsi passé de 700 signalements de ruptures de stock en 2018, à plus de 3 700 l’hiver dernier. En cause, la production à « flux tendus » et un manque d’anticipation des autorités qui n’ont pas vu venir la triple épidémie Covid, grippe et bronchiolite.
Selon les renseignements fournis par l’ANSM aux sénateurs en charge de l’enquête, parmi les signalements de rupture ou risque de ruptures, les classes thérapeutiques les plus touchées sont le système cardiovasculaire (28 %), le système nerveux (21 %) et les anti-infectieux (14 %).
«La France n’est plus une puissance pharmaceutique, la capacité du pays à négocier les prix et à s’approvisionner en médicament s’étiole», déclare Sonia de La Provôté, présidente de la commission et sénatrice du Calvados.
Y compris à l’hôpital
Les pénuries ne concernent pas les seuls médicaments du quotidien, mais aussi les spécialités hospitalières, parfois depuis plusieurs années. C’est notamment le cas du Belatacept, anti-rejet des greffes de rein, en tension d’approvisionnement depuis mars 2017, ou de plusieurs anticancéreux, indique le rapport.
De même, Sophie Beaupère, déléguée générale d’Unicancer, a expliqué à la commission d’enquête qu’en « 2022, 27 molécules [sur les quelques 200 acquises par les centres de lutte contre le cancer de manière mutualisée] ont été impactées par des problèmes d’approvisionnement, soit 13,5 %. 50 % étaient contingentées et 50 % en rupture »
Une étude récente de France Assos Santé, partenaire de l’UFC QUE CHOISIR
Les patients sont confrontés massivement à ces pénuries, comme le montrent les résultats du baromètre des droits des personnes malades 2023 réalisé par France Assos Santé : 37 % des Françaises et des Français ont été confrontés à une pénurie de médicaments en pharmacie, soit une augmentation de huit points par rapport à 2022 !
Un impact certain sur la vie des patientes et des patients
Catherine Simonin, représentante de France Assos Santé, a souligné que si l’absence de transmission systématique des informations relatives à la pénurie et aux traitements de substitution ne posait pas de problème dans les pharmacies, « la situation est plus complexe à l’hôpital, d’où des pertes de chances : une étude portant sur 402 personnes soignées pour un cancer de la vessie entre 2011 et 2016 à l’hôpital Édouard-Herriot de Lyon a montré une augmentation des récidives durant une pénurie, qui conduit à une augmentation de la mortalité à cinq ans.
Le rural encore une fois pénalisé
Le rapport pointe la difficulté accrue pour les populations situées en milieu rural : la gestion quotidienne des ruptures d’approvisionnement a une incidence sur la prise en charge. En ville, un patient souhaitant obtenir dans l’instant un médicament, par exemple prescrit pour un enfant, est obligé de le chercher dans plusieurs pharmacies ou de patienter dans sa pharmacie de quartier jusqu’à ce que le pharmacien ait réussi à trouver une solution de dépannage auprès d’un confrère.
En milieu rural, cette situation est évidemment aggravée par la distance nécessaire pour se rendre dans la pharmacie disposant du médicament.
Des conséquences importantes sur les conditions de travail des professionnels de santé
Les études menées par les différents groupements de professionnels de santé et les témoignages recueillis par la commission d’enquête soulignent également l’impact important des ruptures et le risque de ruptures d’approvisionnement en médicaments sur leurs pratiques professionnelles et leur vie personnelle.
Le bilan annuel sur la sécurité des pharmaciens, publié par l’Ordre national des pharmaciens début juin 2023, a montré qu’« en moyenne, un pharmacien a été agressé chaque jour en France en 2022 ». Sur les 355 agressions recensées, 94 sont liées à un refus de dispensation, qui constitue ainsi le principal motif d’agression.
Alors que le rapport précise que les pharmaciens consacrent, en moyenne, une heure par jour à gérer les pénuries !
QUELLES SONT LES CAUSES DE CETTE PENURIE DE MEDICAMENTS ?
Elles sont multiples indiquent les sénateurs.
Le déclin de la production française, conséquence de quarante ans de délocalisation
Après quarante ans de délocalisation, la part des médicaments produits sur le territoire français ne dépasse pas aujourd’hui un tiers de la consommation. De premier producteur européen, la France est tombée à la cinquième place.
La plupart des principes actifs sont produits hors d’Europe, surtout en Asie, entraînant une dépendance forte pour la production de médicaments matures ou génériques, essentiels à nos systèmes de santé.
La France n’attire pas non plus la production de médicaments innovants, onéreux. Vecteurs importants de progrès thérapeutique, ceux-ci représentent une part croissante de la dépense de santé.
Les industriels pharmaceutiques implantés en France s’orientent de plus en plus vers l’export (1/2 du chiffre d’affaires contre 1/5e en 1990), plus rémunérateur, à la faveur de la financiarisation du secteur qui exige une rentabilité croissante.
Des chaînes de production concentrées, mondialisées et vulnérables
Les chaînes de valeur du médicament sont plus vulnérables que jamais selon le rapport sénatorial.
Le recours croissant à la sous-traitance augmente les risques de rupture d’approvisionnement et limite la visibilité sur les différents maillons de la chaîne.
La concentration de la production, notamment de principes actifs, autour de quelques fournisseurs asiatiques dont dépendent les laboratoires et façonniers du monde entier, rend difficile la substitution en cas de rupture. Alors que l’’augmentation de la consommation mondiale de médicaments a augmenté de 36% entre 2012 et 2022.
Une stratégie commerciale et financière portée vers les médicaments innovants et onéreux, au détriment des médicaments matures
Un laboratoire qui développe un médicament en monopole dispose, de fait, d’un droit de vie ou de mort sur les patientes et les patients.
La négociation entre les pouvoirs publics et les grands laboratoires est structurellement déséquilibrée : les menaces d’arrêt de commercialisation, de déremboursement ou de déni d’accès précoce sont des armes de choix entre les mains des exploitants.
Le résultat de ce chantage aux prix, encouragé par la financiarisation des laboratoires, est une explosion du prix en faveur des traitements innovants.
La forte rentabilité des produits innovants se construit au détriment des produits matures : leur éviction est déjà une réalité, et contribue largement aux pénuries de médicaments. Jusqu’à 70 % des déclarations de rupture concernent des médicaments dont l’autorisation de mise sur le marché (AMM) a été octroyée il y a plus de dix ans.
Le rapport souligne que les industriels pharmaceutiques français envisagent d’abandonner la production de près de 700 médicaments, incluant des Médicaments d’Intérêt Thérapeutique Majeur MITM.
DES MESURES JUGEES INSUFFISANTES POUR ENDIGUER LE PHÉNOMÈNE
C’est à compter des années 2010 que des mesures ont été prises, en France, pour renforcer la responsabilité des exploitants en matière de prévention.
Des obligations de service public ont par ailleurs été définies pour les grossistes-répartiteurs, les contraignant notamment à disposer d’un large assortiment de médicaments, en quantité suffisante pour satisfaire à tout moment deux semaines de consommation habituelle.
Ces obligations sont toutefois inégalement appliquées et insuffisamment contrôlées . Les moyens disponibles pour ces contrôles apparaissent très insuffisants pour permettre de traiter les données et identifier les risques d’approvisionnement qu’elles révèlent.
Les pouvoirs de sanction confiés à l’Agence Nationale de Sécurité du Médicament sont trop peu utilisés : l’Agence n’a pris que huit décisions de sanctions financières entre 2018 et 2022, pour un montant total de 922 000 euros. Aucune n’a été prise pour le motif d’une violation des obligations d’élaboration d’un Plan de Gestion de Pénurie ou de constitution d’un stock de sécurité.
La feuille de route 2019-2022, mise en place par Agnès Buzyn, n’a pas davantage permis de remédier aux phénomènes de pénurie, indique le rapport. Les objectifs qu’elle portait n’ont en majorité pas été atteints : les pénuries d’antibiotiques demeurent fréquentes et l’information des médecins demeure très insuffisante.
36 RECOMMANDATIONS FORMULEES PAR LA COMMISSION SENATORIALE
Parmi lesquelles :
– Lutter en urgence contre les pénuries, et mieux anticiper les risques de pénurie notamment en période hivernale. Tant pour les industriels que pour les pouvoirs publics.
– mieux hiérarchiser les risques de rupture, notamment en prenant en compte la liste des 454 médicaments essentiels identifiés par le Gouvernement.
– Mieux anticiper et cartographier les risques de rupture et généraliser l’usage de al plate-forme DP-Ruptures entre tous les acteurs de la chaîne du médicament.
– Restaurer au plus vite l’approvisionnement des médicaments en rupture, en travaillant notamment au niveau des stocks européens.
– Réorienter la production vers les médicaments en rupture
– Revoir les modalités de régulation des dépenses de médicaments et faire du prix négocié un outil de sécurisation de l’approvisionnement.
– Valoriser davantage les médicaments matures essentiels, en tenant mieux compte de l’intérêt thérapeutique des spécialités dans la définition des plans de baisse de prix ; de l’implantation des sites de production, afin de valoriser les relocalisations.
Pour la commission sénatoriale, les hausses de prix des produits matures essentiels devraient être favorisées et conditionnées à un engagement des industriels à sécuriser l’approvisionnement. La transparence des prix, notamment des spécialités innovantes et onéreuses, devrait être favorisée et la part des contributions publiques dans la recherche et le développement publiée.
La commission préconise également de :
– placer le critère de la sécurité d’approvisionnement au cœur des pratiques d’achat hospitalier,
– renforcer les obligations des industriels et contrôler davantage leur respect,
– assurer l’ancrage durable d’une production européenne de médicaments essentiels et defavoriser les productions européennes respectueuses des normes sociales et environnementales, totu en conditionnant les aides à la réimplantation de la production en Europe.
Des aides aux industriels pour relocaliser ou développer, mais avec des conditions
A cet égard, le Sénat rappelle notamment que « Le secteur pharmaceutique est l’un des principaux bénéficiaires d’incitations fiscales et d’aides publiques en France, et notamment le second bénéficiaire du crédit d’impôt recherche (10 % du montant total, soit 710 millions d’euros), ce qui constitue de l’aveu des principaux intéressés une source d’attractivité très importante ».
Les laboratoires pharmaceutiques et pouvoirs publics sont donc critiqués dans ce rapport qui met en avant 36 recommandations à la fois pour définir des mesures d’urgence et à plus long terme pour lutter contre les pénuries de médicaments en France.
Espérons qu’il sera suivi d’effets et que la seule logique financière ne sera pas prise en compte au détriment de la santé des populations.
Consulter l’essentiel du rapport ICI
Voir notre précédent article consacré au chantage exercé sur le prix du médicament et publié par France Assos Santé ICI